Quatre questions sur la publication « Le patrimoine au service de la solidarité ville-campagne »
À l’occasion de la sortie de notre nouvelle publication, Le patrimoine au service de la solidarité ville-campagne : Des atouts à conjuguer pour votre territoire, Jean-Pierre Thibault, ancien animateur du groupe de travail « Sites, paysages et espaces patrimoniaux » d’ICOMOS et coordinateur du Cahier n°34, raconte la genèse de l’atelier organisé à Strasbourg les 15 et 16 septembre 2022, et nous présente la publication qui constituent ses actes. Intégré dans le cycle « La parole aux élus », cet atelier a été conçu sous la forme de tables rondes, rassemblant des élus locaux et des gestionnaires.
Vous êtes membre du groupe « Sites, paysages et espaces patrimoniaux » d’ICOMOS France et coordinateur du travail présenté dans cette publication. Quels sont les objectifs de ce groupe de travail ?
Le terme « espaces patrimoniaux » peut susciter des interrogations. Généralement, lorsque nous parlons de patrimoine culturel, nous évoquons des éléments séparables d’un territoire tels que des monuments, des sites archéologiques, éventuellement du patrimoine immatériel. Aux côtés du patrimoine culturel, il y a le patrimoine naturel ; on parle alors d’espèces, éventuellement d’habitats, c’est-à-dire des lieux où les espèces peuvent prospérer, se reproduire, mener leur vie, etc. Le terme « espace patrimonial » tente de regrouper ces catégories et de se focaliser sur des espaces particuliers, riches en patrimoine de tout type, naturel et culturel, le plus souvent imbriqués (dans un clocher d’église nichent des chauves-souris protégées). Les « espaces patrimoniaux » sont donc tous les lieux identifiés comme recelant des éléments de patrimoine particulièrement denses.
Les « espaces patrimoniaux » sont donc tous les lieux identifiés comme recelant des éléments de patrimoine particulièrement denses.
Souvent, ces espaces sont étudiés par les différentes disciplines de la culture et les différentes disciplines de la nature. Les spécialistes du patrimoine hydraulique, du végétal, des espèces animales menacées ou de telle ou telle période de l’archéologie se retrouvent sur un même territoire dont ils ne voient que la facette correspondant à leur sujet d’étude.
Le groupe de travail a donc focalisé ses travaux sur des lieux, des territoires qu’il a appelés « espaces patrimoniaux ». Ceux-ci sont identifiés, dans les lois sur le patrimoine naturel et culturel, relevant des ministères de l’Environnement et de la Culture, comme ayant une valeur et une densité suffisantes en éléments de patrimoine pour constituer des territoires particulièrement surveillés. Ils peuvent même faire l’objet d’une appropriation foncière publique comme les terrains du conservatoire du littoral, les « domaines nationaux », des jardins ou des châteaux relevant du Centre des monuments nationaux, des conservatoires régionaux d’espaces naturels, etc.
Depuis maintenant six ou sept ans, le groupe s’est focalisé sur les témoignages d’élus. Pourquoi ? Parce qu’un élu local n’est pas un spécialiste, mais bien un représentant de la population dans son ensemble. Il a une place centrale dans la liaison entre les habitants, les gestionnaires des différents types de patrimoine et les acteurs économiques locaux (agriculteurs par exemple). Il est à l’interface entre les différentes disciplines spécialisées, et doit arbitrer entre des injonctions parfois paradoxales entre les spécialistes du patrimoine et les habitants du lieu. Il joue donc un rôle crucial dans la gestion et la préservation du territoire qui lui a été « confié » par les habitants.
Ce sont aussi les élus qui peuvent souligner l’importance de créer des liens entre ville et campagne.
Comment est venue l’idée d’axer les travaux du groupe sur l’exploration des défis partagés par la ville et la campagne ?
L’idée d’axer nos travaux sur les défis communs entre ville et campagne est issue des tentatives de regrouper les différents réseaux de gestion spécialisés des espaces patrimoniaux (Grands sites de France, parcs et réserves naturelles, sites et cités remarquables, etc.). Nous avons donc sollicité les témoignages des élus locaux de ces territoires pour lesquels les différents types de patrimoine doivent être gérés conjointement ; parmi les enjeux qu’ils ont identifiés figurait la complémentarité patrimoniale entre ville et campagne.
Cette complémentarité est symbolisée par une fresque située au palais municipal de Sienne, datée de 1338, réalisée par Ambrogio Lorenzetti. Cette fresque présente un diptyque des activités et constructions humaines, avec d’un côté la ville et de l’autre la campagne, soulignant que le « bon gouvernement » assure à cet ensemble une paix et une prospérité fondées sur la complémentarité entre ces deux composantes. Or, une grande dissociation s’est progressivement instaurée entre ville et campagne, car les complémentarités évidentes qui existaient entre elles ont été le plus souvent rompues.
Or, une grande dissociation s’est progressivement instaurée entre ville et campagne, car les complémentarités évidentes qui existaient entre elles ont été le plus souvent rompues.
Autrefois, en effet, la campagne nourrissait la ville, et la ville assurait des services à la campagne. La mondialisation a remis en cause, cette interdépendance. Par exemple, l’approvisionnement en matériaux de construction pour la ville se fait souvent avec des matériaux provenant de très loin, altérant le caractère local des bâtiments. De la même façon, la nourriture est produite à l’autre bout du monde. Inversement, alors que les habitants de la campagne pâtissent du manque de services, la ville exporte ses nuisances à la campagne. Des stations d’épuration et autres installations indésirables sont reléguées à l’extérieur des limites de la ville. Cette discordance a conduit à une méfiance, voire un mépris réciproque, avec des protestations parfois véhémentes et des stratégies électorales qui jouent sur l’opposition entre urbains et ruraux. Lors de l’atelier d’élus organisé en septembre 2022 à Strasbourg, par exemple, des paroles fortes ont été exprimées, dénonçant la « prédation de la ville sur la campagne » et appelant à renverser cette situation.
La question qui se pose est alors : comment recréer un projet commun ? Comment « ré-unir » la ville et la campagne, en remettant en question la pertinence d’une telle séparation des rôles, tant en termes d’espaces que de modes de vie. Pour cela, il est impératif de mettre en avant l’idée selon laquelle ces deux entités peuvent se conforter mutuellement face à un mouvement général de globalisation ; elles ont un patrimoine en commun qui peut fonder un nouveau mode de développement. C’est dans cette perspective que l’on parle de « défis partagés ».
En quoi les actes de l’atelier présentent-ils des solutions pratiques et novatrices pour relever les défis actuels rencontrés dans les relations ville-campagne ?
Face à cette situation de dissociation, diverses initiatives explorées lors de l’atelier cherchent à établir que la complémentarité entre ville et campagne peut être rebâtie à partir de projets concrets de mise en valeur des patrimoines communs. À Strasbourg et dans les Vosges du Nord ou la Bruche, des projets de solidarité ont été lancés, mettant en avant des exemples de collaboration réussie entre espaces urbains et non urbains. Des témoignages de villes telles que Dijon, Carcassonne et Nantes montrent des approches variées, avec des efforts de restauration d’espaces ruraux et de reconquête urbaine, et des « contrats de réciprocité ». Par exemple, Cécile Bir, adjointe à la maire de Nantes, a présenté un système de liaison entre le centre-ville et une petite vallée qui, autrefois dédiée à la villégiature privée, s’est transformée en secteurs d’accueil où les Nantais de toutes conditions peuvent se ressourcer. A l’inverse, les habitants de ces vallées se dirigent vers Nantes pour accéder à divers services, le tout dans un esprit de respect mutuel envers le patrimoine de chacun. Ces actions incarnent un rôle de trait d’union, visant à relever des défis collectifs et à favoriser une collaboration harmonieuse entre la ville et la campagne. L’idée de ces projets conjoints est de dépasser les oppositions en instaurant une proximité humaine, où les habitants des deux espaces se perçoivent non comme des ennemis, mais comme des partenaires.
Quels sont les points forts de cette publication qui pourraient captiver les lecteurs intéressés par la préservation du patrimoine et la planification urbaine et rurale ?
L’hyper-spécialisation des territoires, caractérisée par un zonage mondial entre métropoles en expansion et campagnes en déprise pose un défi majeur. Les habitants des campagnes, souvent relégués là par nécessité économique, font face à des problèmes tels que l’accès limité aux soins de santé, accentués par la disparition de services de proximité. Notre publication expose des exemples concrets de solidarité ville-campagne y compris le soutien financier et en ingénierie des unes par les autres à travers des contrats de réciprocité pour éviter le déséquilibre croissant entre les populations.
Notre publication expose des exemples concrets de solidarité ville-campagne y compris le soutien financier et en ingénierie des unes par les autres à travers des contrats de réciprocité pour éviter le déséquilibre croissant entre les populations.
Les projets de complémentarité entre la ville et la campagne sont d’autant plus d’actualité dans le contexte actuel du changement climatique, soulignant la nécessité pressante de résoudre en particulier les problèmes énergétiques. Les énergies renouvelables sont majoritairement produites à la campagne ce qui accentue encore les tensions : la coopération entre la ville et la campagne dans la transition énergétique est un enjeu crucial dans ce domaine. Des solutions locales sont envisageables, impliquant une implication accrue de la ville : celle-ci doit « faire sa part » en termes d’économies tangibles dans les logements à isoler ou la décarbonation des transports, comme contrepartie équitable de l’augmentation de la production d’énergies renouvelables dans les campagnes.
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